TARN VALLEY TRAIL, UN JEU DE CARTE

TARN VALLEY TRAIL : une semaine après, il reste un jeu de cartes. A vous de jouer !!!

Je ne suis pas magicien, je ne sais pas planquer dans le revers de ma veste un oiseau au plumage d’un blanc immaculé. Je n’ai ni baguette, ni haut de forme, ni grosse bagouze au doigt. Tirer les cartes, non, ce n’est pas pour moi.

Je sais juste les aligner comme des images, comme ces cartes postales anciennes que je collectionnais autrefois, à déchiffrer au dos l’écriture patte de mouche d’un fils évadé dans une quelconque contrée tropicale et colonisée à imposer la loi du blanc méprisant et bien nourri.

Déjà une semaine, aujourd’hui, j’ai devant moi dix belles images étalées devant mon museau. Je ne suis pas magicien, elles sont en éventail, dans le désordre, pas de cigare, pas de whisky, pas de tapis vert, pas de regards en coin, pas de quoi gagner au poker.

Organiser, ce n’est pas mentir, ce n’est pas jouer au poker, c’est rationnel mais plus que tout, c’est émotionnel. Voici dix cartes, le jeu n’est pas complet, il n’y a ni roi, ni valet, ni carré d’as. C’est en vrac dans une mémoire encore brumeuse, le corps encore bancal, l’esprit encore immergé dans les souvenirs d’une si longue épopée.

Les voici, prises au hasard, en les poussant de l’index sur un tapis doux comme le mohair pour les mettre dans la lumière du jour, les éclairer du jour d’après, l’après course, ce qu’il en reste dans un tel tumulte, dans ce tourbillon où la folie vous guette parfois au fond du bois…

Carte 1 : il est 1 heures du mat…pont de Cureplat. Lumière orange, au loin, je reconnais Paul, courbé, les mains dans le dos. Je l’appelle « Monsieur Paul ». J’aime bien son petit œil pétillant, lui qui dans les années cinquante – soixante traversait la France, l’Europe dans tous les sens, ultra biker avant l’heure avec sa selle en cuir, sa chemise à carreau et ses petits bouts de papier accrochés au guidon pour trouver son chemin. Je me suis arrêté, je l’ai salué. J’étais profondément ému de le trouver ici, seul sous un lampadaire à attendre le vainqueur. Je lui ai soufflé d’une voix tremblante « ça, ça vous parle ».

Carte 2 : il est 6h du mat…Mas de La Barque. Je suis rentré dans le gîte, les lunettes embuées, la chaleur aux joues. J’ai forcé ma voix « allez les gars, c’est l’heure ». Certains étaient allongés, recroquevillés, d’autres à se baffrer l’estomac pas vraiment noué, d’autres à se masser, à se graisser, à se huiler. Au comptoir, on se paie des petits noirs, faut se réveiller. Au fond de la salle, je me faufile, je répète ma phrase, je n’aime pas jouer au caporal « allez, c’est l’heure ». Je plaisante avec un coureur appuyé contre un babyfoot « allez, on se fait une partie ». Je me revoie six ans plus tôt, dans une cahutte en bois à attendre le départ de « I’m tuff ». Je souhaitai un départ comme cela, je l’ai enfin. Amical, anarchique, il était l’heure du grand jour.

Carte 3 : il est 2 h du mat…Salle René Rieux. Un grand gaillard est arrivé en hurlant de bonheur. Je l’avais écrit sur un bout de papier, lu au centre d’une galaxie peu avant le départ « là, c’est le temps du silence, à l’arrivée sera venu le temps de se libérer, d’hurler ». Renaud a hurlé, il s’est écroulé, il s’est allongé pour savourer cet instant jubilatoire, expiatoire. Il s’est accroupi, les deux bras croisés sur ses genoux douloureux. Je me suis adressé à ce beau vainqueur. Je l’aurai franchement pris dans mes bras pour lui voler un peu de cette éternité. « Je suis venu parce que la course longeait cette rivière le Tarn ». Cette phrase me transperça, elle n’était que pour moi. Quelle récompense.

Carte 4 : il est minuit…Causse Noir. L’heure à écouter le hibou ou la chouette hululé, je ne sais pas distinguer l’un de l’autre. Au bord du sentier, je me suis assis le cul sur mon blouson, le creux de mon dos épousant les rondeurs d’un tronc d’arbre. J’espérais qu’il me redonne de l’énergie, qu’il me parle, qu’il m’apaise. Autour de moi, rien d’autre que le noir m’enveloppant, le doux balancement des grands pins, l’esprit bousculé, chamaillé, dans l’attente qu’une lueur ne vienne me rassurer. A recompter mille fois les heures de passage, à maudire la nuit, le silence, le hibou, la chouette, à me maudire, à médire en m’infligeant cela « mais je ne m’aime pas ».

Carte 5 : il est 13h...village de Castelbouc. La compagne de Nicolas Cantagrel étale un tissu sur le pavé de la place centrale comme un jour de pique-nique à la campagne dans l’herbe fraîche et fleurs de printemps. Le ravitaillement prend forme, Gaby à la manœuvre et ses copains attablés dans l’attente des coureurs. Saucisse de sanglier, tripoux et vin rouge au menu. « Tu veux un tripou ? » Comment oserais-je refuser ? Avec Gaby, l’ancien paysan du causse Noir, c’est devenu un rituel à St-André de Vézines au p’tit matin des Templiers. Du grand faitout, le tripou est sorti fumant et tremblotant dans une assiette en carton, la panse bien ficelée. Gaby a demandé « tu veux un coup de rouge ?».

Carte 6 : il est 6h du mat…rue Etroite, la plus petite rue de Millau. Un an de cela, dans cette même ruelle, 43 mètres de long et 1,1 mètres au plus étroit, je réalisais un reportage photographique sur le thème du polar. Un an plus tard, jour levant, je suis seul dans cette étroiture, dans cette fissure, désarmé mais enchanté. Je me l’étais promis, j’attends Anthony Tassié puis j’irai enfin dormir, ce sera ma petite récompense d’un long jour dingo, frapadingue. Anthony est enfin arrivé, d’une belle foulée, suivi de ses groupies «Tu sais que je t’ai maudit», je lui ai répondu « moi, je t’adore quand tu me dis cela ! »

Carte 7 : 7h30 du mat…altitude 1050 m, route de l’Hôpital. François avec sa bonne bouille réjouie, attend les premiers au pied d’un portail marquant l’entrée d’une estive. Deux silhouettes se devinent dans les genets en fleur, je reconnais Ramon suivi d’Antoine. Ca va vite, très vite. J’emboîte, téméraire, leurs foulées dans cette draille où les roches granitiques émergent en boules. Quand la nature joue aux billes comme dans une immense cour d’école, quelle leçon d’équilibre ! Image fugitive, je me revoie à la Western States à courir ainsi, à me faire doubler, doubler, à me demander « mais quel est donc le secret de ces coureurs américains ? ». Depuis, je ne me pose plus cette question.

Carte 8 : il est 22h30…cour du CREA. Les chaises sont vides, le PC est fermé, la tireuse à bière est à sec, les tables ont été débarrassées, reste à trouver la bonne clef pour fermer la porte du théâtre. Dernier regard dans cette salle, son grand rideau noir, cette scène éteinte, le silence, le vrai…Pas envie d’hurler…Juste l’envi d’embrasser ceux que j’aime. La fatigue n’existe plus, les doutes sont oubliés, les rapiéçages, les rafistolages d’urgence envolés. Place à un lendemain qui chante, y’aura—il un demain, un après ? La réponse est oui.

Carte 9 : il est 21h30…place des Halles. Ce serait un sacrilège de ne pas attendre le dernier concurrent. C’est une concurrente. Je l’ai croisée, à Paulhe, je l’ai encouragée. Dernier récif à contourner, dernier accastillage, avant de suivre la lumière du phare pour rentrer à bon port. Elle embrassa son amoureux, elle ajusta ses bâtons, elle remonta ses lunettes, un groupe se forma autour de ses frêles épaules, la rue des Eglantiers, courte mais pentue à affronter. 10 kilomètres, un Everest, 4 heures 30, un effort ultime, Véronique L’Hôte est arrivée, petites foulées glorieuses. Je lui ai ouvert la porte du théâtre « c’est pour vous ». 20 mètres, 10 mètres, le dernier mètres. Cette question m’est venue comme une évidence « Vous l’avocate, quelle peine vous êtes-vous infligée ? »

Carte 10 : il est 4 heures du mat…gîte de Mas de la Barque. Petite salle de bain, j’ai levé la tête, dans le miroir, ma gueule, une sale gueule. Sur le front, une grosse balafre d’une dizaine de centimètres. L’épiderme labouré. La faute à un poteau, c’est toujours la faute de l’autre. Lotion antiseptique, crème cicatrisante, c’est moche, je suis moche. Je cale un tulle léger, je cale ma casquette. Il faut toujours des cicatrices pour savourer les grandes batailles…oui sans doute ! Je sors dans le froid, le jour n’est pas levé, c’est jour de grande bataille pacifiste et humaniste. On a le droit de penser qu’en la circonstance, on peut encore s’aimer.

Prenez ces 10 cartes dans les mains, réunissez-les, coupez une fois, puis une seconde fois, puis vous mélangez et vous étalez celle-ci devant-vous. Ca, ce n’est pas de la magie.

>Photos prises peu avant le départ, un seul regret ne pas avoir réalisé un reportage complet sur un tel parcours avec une telle densité d’émotion

Post Facebook le 12 mai 2022

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