Le mariage du ciel et de la terre, comment aurais-je refusé d’en être le témoin ???

Un soir, sur une route luisante aux reflets lame de couteau sorti de son fourreau, une belle enfilade de virages et cet arrêt brutal.

A mes pieds, le Tarn en fuite et cette brume en apesanteur, sans frayeur. Fresque murale, vision sculpturale de la roche léchée par un voile de soie caressant, épousant. Mariage du ciel et de la terre et moi seul sur ce parvis comme témoin de cette célébration, comment aurais-je pu refuser ce privilège ?

J’ai repensé à Monsieur et Madame Bu. Ils furent mes professeurs de chinois. Professeur, c’est peut-être un grand mot car plus amicalement, nous buvions du thé et nous parlions librement dans cette petite cuisine aux fortes odeurs d’ail, les raviolis à peine sortis de leur étuve.

Madame Bu disait toujours dans un français hésitant mais succulant « moi, vieille femme, très vieille femme, toi jeune homme, très jeune homme » et souvent à l’heure du repas, lorsque midi approchait, elle ajoutait « mari, faire cuisine, bon mari, faire beaucoup de cuisine, beaucoup, beaucoup, moi beaucoup de chance ».

Monsieur Bu était effectivement un fin cuisinier alors que Madame exprimait un vrai talent d’artiste. Régulièrement, le thé servi, elle s’éclipsait avec un brin de malice dans une petite pièce attenant à une belle véranda ensoleillée. Dans cet atelier improvisé, Elle s’asseyait devant son chevalet, elle plissait les yeux, elle approchait le petit bout de son nez de la toile et aussitôt, d’une main à la verticale, le pinceau glissait tout en finesse, la pointe noire insistant pour donner du relief, l’encre se déposant sur le vélin avec douceur comme des pas chassés effleurant le parquet. Parfois une pivoine pétillante s’invitait au premier plan de ces longues toiles roulées comme des parchemins, pour irradier d’un carmin rougeoyant ces lavis d’encre de chine.

Monsieur et Madame Bu habitent toujours près des berges du Tarn. Lorsque le soleil inonde la vallée, Madame Bu descend seule à petits pas sur la jetée poussant avec hésitations son frêle chariot. Elle n’est plus très solide sur ses deux petites jambes arquées, ses vieux os redoutant les premiers gels et les brouillards insistants.

Cette photo, de noir, de gris, soulignée d’un bleu à peine esquissé, je l’ai prise en pensant à eux deux, aux tableaux de Madame Bu en quête persistante d’une Chine éloignée et d’un soleil levant assombri. Devant ce spectacle de la nature, Madame Bu aurait dit « La France, bon pays, moi et Monsieur Bu, beaucoup de chance, beaucoup, beaucoup de chance ».

Photo prise entre La Malène et Les Vignes dans les Gorges du Tarn à la tombée de la nuit le 25 décembre 2021..

Post Facebook le 28 décembre 2021

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