KM 75 : la draille de Sainte-Enimie, fragment linéaire d’une histoire, celle des serfs attachés à la glèbe

Dis-moi « quel était ton prénom ? Fulbert, Aloïs, Augustin, Mayeul ?» Toi l’ardent besogneux, toi le paysan savant, toi le cantonnier des temps anciens, artisan d’œuvres paysannes oubliés des compoix, des premiers écrits cadastraux et des actes notariés comme l’écrivait le caussenard Alain Bouviala, grand dénicheur de baumes, de murets et de caps barrés.

Dis-moi qui étais-tu ? Premier arpenteur, sabots aux pieds, curieux, peut-être peureux des gros orages et des grands démons, premier géomètre de cet espace infini, indéfini, premier bâtisseur à mains nues, à l’œil nu, frappant la pierre au marteau bretté, sans licence brevetée.

Dis-moi qui étais-tu ? A construire l’œuvre d’une vie. Orphelins, déshérités et valets corvéables sous le joug féodal, journaliers asservis à une Seigneurie, sabotiers, charbonniers…que sais-je ? Travailleurs pauvres qui en douterait ?! Comment as-tu appris le métier, à tailler droit, à bloquer la pierre à sec, à épouser ainsi la pente avec intelligence, avec pertinence, le sens du terrain, de la topographie inné ?

De la ferme des Prunets, en descendant la draille de Sainte-Enimie, je me suis senti observé dans cette lumière du soir filtrée comme passée au laminoir. Etait-ce l’âme insaisissable de Fulbert ou bien celle d’Aloïs, Augustin, Mayeul jouant d’invisibles feux follets dans cette forêt de grands pins grinçant, se dandinant timidement.

Le chemin filait droit, souple, admirable construction, épais murs de soubassement, tout en courbe comme les éclisses d’un violon, l’essentiel d’une intuitive intelligence pour réussir un tel équilibre, une telle résistance au ruissellement, aux glissements de terrain, aux piétinements des troupeaux allant et venant sur la route du Languedoc vers les plateaux verdoyants de l’Aubrac, des siècles durant.

Dans le bulletin de la Société d’Agriculture de l’Hérault publié en 1838, lu avec ravissement tant le style ampoulé est succulant, les rédacteurs s’interrogeaient sur la nécessité d’élargir ces voies ancestrales dont celle de Sainte-Enimie. Pierre Deshons, membre émérite et auteur de cette étude estimait à 400 000 bêtes à laine transhumants chaque année, du Sud vers le Nord, migration écornée par ailleurs de rixes, conflits, bagarres au passage de ces caravanes bêlantes et poussiéreuses. En page 220, l’auteur, par ailleurs Maire de Ganges, poussait cette injonction «la rectification des drailles est urgente».

Il n’en fut rien, Pierre Deshons ne fut guère écouté. Deux siècles plus tard, la draille est restée celle qu’elle était, fragment linéaire et minérale d’une histoire anonyme, celle des pauvres, serfs attachés à la glèbe, legs sans effigie, sans signature, ni gravure. Puisse-t-elle nous émouvoir et nous enrichir ?

Photo : prise entre Les Prunets et Sainte-Enimie

Post Facebook le 31 janvier 2022

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