KM 62 : Laissez-vous surprendre même par le plus petit rien !

A 4 mois de la course, un vieux prof de fac s’est invité curieusement dans le sillage d’une énième reco à travers le Méjean pour rejoindre les falaises dominant Montbrun. Leçon de géographie grandeur nature, improvisée et rêvée !

Monsieur Rieucau était mon professeur de géomorphologie. Je dis Monsieur car jamais nous aurions eu l’idée de l’interpeller par son prénom. C’était « Monsieur s’il vous plait… » lorsque penchés sur une carte IGN au 50000ème nous tentions d’interpréter et de visualiser le paysage, le doigt sur les courbes de niveau, à suivre vallons profonds et cours d’eau, vastes plateaux, dolines et sotchs. Je me souviens même de la première carte que nous avions étudiée, le plateau de Valensole où le lavandin pousse comme le maïs hybride, où le Verdon s’est offert une proie facile en mordant le calcaire jurassique pour creuser des gorges féeriques.

Monsieur Rieucau n’avait nullement besoin d’imposer son autorité le dos collé au tableau noir, balayant l’air de cercles imaginaires, un morceau de craie blanche coincé entre deux doigts comme un clope allumée. Il aimait la montagne, moi-aussi, il aimait les cartes, moi-aussi, il aimait les noms de lieux-dits qui invitent à s'évader, au pied levé, sans aucune hésitation, sans invitation, moi-aussi. Alors nous avions sympathisé.

Je lui dois ainsi, en partie, le goût exquis pour la lecture de carte, cet étrange carré de papier à déplier sur un coin de table de cuisine, en écoutant (de préférence mais pas que...) du Chris Stapleton déchirant un Tennessee Whiskey dangereusement imbibé, en surveillant du coin de l’œil le mafé mijoté, l’arachide se diluant en crème moelleuse et savoureuse, au final un plaisir secret et difficile à partager. La cartographie, c’est planant, c’est énigmatique, c’est tout en surface. En survol, sans boussole, c’est l’œil qui estime, il creuse, il décortique, il épluche le paysage, couche par couche, le doigt caressant le papier, effeuillage intime, voyage intime.

Le 6 janvier, à quatre mois pile du grand jour, étais-je happé par un étrange sentiment d’urgence, Monsieur Rieucau s’est invité dans mes souvenirs, au culot pour une énième reco. En partance pour Le Rozier, je n’ai pas osé tourner la tête. Mais à ma droite, je l’ai senti, je l’ai deviné, les mains tripotant la carte des Gorges du Tarn, dépliée sur ses genoux, une IGN à l’ancienne. J’ai reconnu sa voix, son enthousiasme, son expertise en filant droit sur ce Causse Méjean tout en séduction lente « laissez-vous surprendre, même par le plus petit rien » lâchait-il déjà à ses étudiants dans cet amphi du parc de Grammont. 45 ans déjà, je n’ai pas oublié.

Nous venions de passer La Pezade et son avenue de la Liberté puis la plaine du Chanet et sa manche à air déchiquetée par les vents renégats. Sur la carte, il pointa du doigt «là, regardes, La Picouze, plus loin, à, tu as le Mont Masietos, vas-y, je veux voir ça". Je me suis exécuté et j'ai pris la D16. Notre repère, le chemin des Cavaladettes », le virage suivant, j'ai ralenti, La Picouze, c'était bien là, une petite dépression creusée au pied d'un Méjean à poil, vaste, immense, dans un dépouillement total.

L'arrêt fut bref. Un demi-tour sur la chaussée luisante et nous avons récupéré la route du Poujol, un grand bois de sapin à traverser et j'ai serré le frein à main au Fraissinet du Poujol. Nous avons claqué les portes, nous avons salué deux ânes hébétés, nous sommes passés devant une maisonnette abandonnée, le toit avachi, les lauzes en lente dégoulinade, aux abords, un Caterpillar rongé par la rouille et un compresseur bouffé par les ronces. Le GR était barricadé par une clôture au fil tendu, j’ai râlé. Encore une centaine de mètres et nous étions sur le parcours. Km 62, un éperon à notre gauche, nous nous sommes laissés guider. Nous avons escaladé délicatement le rocher humide, la vallée s’offrait à nous, magistrale, impériale.

Une nouvelle fois, nous avions la preuve que la carte, ça ne triche pas, ça ne ment jamais. Nous nous sommes assis, le vide sous nos pieds, mon compagnon imaginé s’est retourné vers moi « Ah c’est donc cela ta course, c’est tout simplement une grande leçon de géographie, maintenant, je comprends tout ».

Photo : prises sur le Causse Méjean et en surplomb des falaises de Montbrun dans les Gorges du Tarn le 6 janvier 2022

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