KM 15 : Pont de Montvert à flairer l’imprévu

Pour les amateurs d’histoire, sachez que Pont de Montvert fut le point de départ de la révolte des Camisards en 1702, brève guerre sainte en terre cévenole. Découverte hivernale de ce village au km 15 de Tarn Valley Trail, ses ruelles, son bar et ses piliers, sa boulangerie et sa fougasse et sa vendeuse de fromage et son thermos de thé.

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Organiser, c’est une liberté.
Liberté de prendre la route, tôt le matin, bien avant que les 206 aux bas de caisses rouillés et crevassés déjantent dans les grandes courbes entre Sainte-Enimie et Blajoux.

Liberté d’aller chercher le beau comme on achète un costume de mariage, à chercher le beau pli, la belle couture, le bel empiècement, le cintré, le col, le plastron impec.

Liberté d’attendre que les nuages montent, parfois laiteux, duveteux, cotonneux….mes préférés, œuvres précaires, peintures éphémères.

Liberté de rentrer dans le bistrot du village, de commander un café court qui sera presque toujours une belle lavasse dégueulasse, pour écouter les bruits de comptoir et son lot de racontars. Aujourd’hui, j’ai pris la route, très tôt, bien avant que les Fangio locaux jouent les marioles et les Auriol sans vergogne.

Aujourd’hui, je suis allé chercher le beau dans ces paysages d’hiver dépouillés, laissés à l’essentiel, l’arbre mis à nu, la roche mise à nu, à flairer l’imprévu pour débusquer l’inconnu. Direction Pont de Montvert.

Aujourd’hui, jour de marché, une seule survivante installée sur les quais. Grand parasol rouge, le fourgon à cul, j’ai acheté un gros pain, un pli de saucisse sèche et un gros fromage de brebis, genre camembert sec et dur comme de la pierre avec lequel j’aurai pu jouer au palet.

Evidemment, je me suis réchauffé au bar tabac du Pont. A l’entrée, un tract du NPA posé là comme un set de table, le visage de Philippe Poutou mangé par un cendrier. Au bar, le patron en blouson noir Rivaldi, à fulminer, faut-il le blâmer ? « j’en ai plein le cul de tous ces papiers. Heureusement que je garde tout. On pourrait qu’en même simplifier. J’ai râlé, je leur ai dit « on ne peut pas être au courant de tout ». On m’a répondu « vous croyez que vous allez tout révolutionner ? ».

Devant lui, un écran rose, c’est l’horoscope du jour. Je plisse des yeux, de loin, je lis « les lions, en amour, c’est 4 étoiles ». Je suis verni. Un client arrive, il demande « dis, t’as plus de Solitaire ? ». Le patron répond «Non, Jean Pierre est passé. Il m’en a pris 31 d’un coup. Il m’a dit « je suis en congés, je vais gratter. Tu ne savais pas qu’il avait gagné au Baraka ?».

Deux clients sortent « faut bien qu’on aille s’empoisonner un peu ». La porte à peine fermée, le barbu s’exclame « fend de loup, ça sent la neige. Y va qu’en même pas neiger ? ». Ils s’écartent pour laisser rentrer un jeune homme accompagné d’un chien noir, un gentil bâtard, qui me renifle les chevilles. L’homme commande un grand crème, il s’assoie dans l’alcôve, il déplie ses jambes, il ouvre un livre, sur la couverture, je lis deux mots à demi-cachés entre ses doigts « moisir » et « mourir ».

Le Lavazza n’avait évidemment que le nom, je paie, je salue, personne ne répond. Je me chapeaute, j’ajuste mes gants et je sors. Je reprends ma déambulation au gré des ruelles, des cours intérieures et des porches aux marches de granit conduisant au Tarn, végétation tétanisée, vasques gelées, roseaux couchés. Sur la gauche du pont, rive gauche, là où débute cette longue montée sur la Cham de l’Hermet, la boulangerie de Pont de Montvert ne paie pas de mine. Je rentre en baissant la tête. Bruno, c’est le boulanger. Il n’est pas bien épais pour un pâtissier. Onze heures, à la grosse horloge, les mamies défilent « Bruno, tu n’as plus de baguettes ? » lui de répondre « et tu sais que demain je suis fermé ?».

Entre deux clientes et un jeune couple pour qui se sera pizza au repas, Bruno se raconte « mon père me l’avait pourtant répété, je ne veux pas que tu fasses ce métier, c’est trop dur ». Alors Bruno a filé à Paris. Des envies de liberté, école de photo, des petits boulots, les premières piges, un peu de sport, des mariages et des petits chantiers pour bouffer « face aux agences, je ne pouvais pas lutter ». Et Bruno est rentré pour reprendre l’affaire familiale à la retraite du pater. La boulangerie était sauvée, n'était-ce pas là l'essentiel ?

Dans la vitrine réfrigérée, il reste un friand à la chèvre, deux galettes des rois, des sacristains saupoudrés de sucre glace. J'hésite et je me laisse tenter par une fougasse aux grattons. En payant, Bruno me lâche « vous savez ici, l’hiver, c’est dur ».

Photo : Pont de Montvert le 19 janvier 2022

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